Copropriété : le droit de jouissance privatif sur les parties communes reste perpétuel.
Les récents développements de la jurisprudence de la Cour de cassation au sujet de la durée du « droit réel de jouissance spéciale » ont pu susciter des doutes sur le maintien du caractère perpétuel du droit de jouissance privatif sur les parties communes.
À l’examen, il semble que la Haute juridiction n’a pas entendu remettre en cause le régime actuel du droit de jouissance privatif en copropriété qui se réclame de justifications – théoriques et pratiques – particulièrement solides et nullement contredites par les arrêts récents.
I. La question
Voilà plus de deux siècles que la doctrine débat du point de savoir si la liste légale des démembrements de la propriété (usufruit, usage, habitation, servitudes, emphytéose, etc.) est limitative ou s’il est au pouvoir des volontés individuelles de créer des droits réels innommés.
Malgré une nette prise de position de la Cour de cassation en faveur de la thèse libérale dès la première moitié du XIXème siècle, la question d’un numerus clausus des droits réels est restée particulièrement débattue, laissant malheureusement planer des doutes sur l’état du droit positif en la matière.
C’est tout le mérite de l’arrêt Maison de Poésie rendu le 31 octobre 2012 que d’avoir mis fin à ces incertitudes en affirmant, au double visa des articles 544 et 1134 du Code civil, que « le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d’ordre public, un droit réel conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale de son bien« .
Si les commentateurs ont majoritairement salué cette (ré-)affirmation de la liberté contractuelle dans le domaine des droits réels, certaines inquiétudes se sont néanmoins fait jour quant au risque de voir éclore des démembrements perpétuels de la propriété.
C’est que, dans l’affaire en question, le droit de jouissance spéciale créé par les parties l’avait été au profit d’une personne morale pour toute la durée de son existence (donc pour un temps potentiellement illimité), en flagrant désaccord avec la conception française du droit de propriété qui doit, tôt ou tard, se reconstituer dans la plénitude de ses attributs sur la tête du maître de la chose.
C’est sans doute pour apaiser ces craintes que la Cour de cassation est venue préciser sa jurisprudence dans un récent arrêt du 28 janvier 2015 : « lorsque le propriétaire consent un droit réel, conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale de son bien, ce droit, s’il n’est pas limité dans le temps par la volonté des parties, ne peut être perpétuel et s’éteint dans les conditions prévues par les articles 619 et 625 du Code civil« .
Il semble donc que, lorsque les parties créent un droit réel de jouissance irréductible aux modèles légaux, elles ont l’obligation de lui assigner un terme, faute de quoi il sera soumis au régime juridique de l’usufruit (une durée trentenaire pour les personnes morales et viagère pour les personnes physiques).
Cependant, la généralité de la formule utilisée dans cet arrêt laisse planer des doutes sur son champ d’application, en particulier au regard du droit de la copropriété.
En condamnant, en effet, la perpétuité des droits réels de jouissance spéciale, la Cour de cassation ne revient-elle pas implicitement sur les solutions rendues au sujet du droit de jouissance privatif reconnu au copropriétaire sur les parties communes ?
Plusieurs auteurs ont posé la question qui appelle selon nous une réponse clairement négative.
II. La réponse
Ignoré tant de la loi du 10 juillet 1965 que des textes postérieurs relatifs à la copropriété, le droit réel de jouissance privatif sur parties communes est une création de la pratique destinée à atténuer, lorsque nécessaire, la division binaire de la copropriété entre les parties communes et privatives.
Certaines terrasses, portions de couloir ou de jardin peuvent, en effet, être à la fois communes (quant à leur appropriation) et privatives (quant à leur usage) : communes car la toiture et les terrains concernés servent l’utilité de tous les copropriétaires ; mais privatives à tel d’entre eux qui, souvent seul à pouvoir y accéder (parce que son appartement s’ouvre sur cette terrasse ou ce jardin), pourra se voir reconnaître par les autres l’usage exclusif de cette fraction de l’immeuble.
Cette situation, en réalité fort banale, a reçu l’onction de la Cour de cassation qui, faisant sienne une opinion particulièrement autorisée, a reconnu à ce droit « un caractère réel et perpétuel« .
Posée en 1992, cette qualification a été reprise en 1997, en 2007 et en 2009.
Elle n’a, depuis lors, jamais été remise en cause et n’a aucune raison de l’être par le récent arrêt du 28 janvier 2015 pour au moins deux raisons essentielles.
La première est que cette décision ne concernait pas un droit de jouissance exclusif sur partie commune mais, bien différemment, un droit de jouissance spéciale sur un lot de copropriété (un lot qui était certes collectivement approprié par les copropriétaires mais qui ne constituait pas pour autant une partie commune).
Or l’enjeu n’est pas du tout le même dans l’une et l’autre situation.
Si l’on comprend aisément que la Cour de cassation soit soucieuse de protéger la propriété (d’un bien isolé comme celle d’un lot de copropriété) contre des démembrements perpétuels qui compromettraient la vocation du propriétaire à recouvrer à terme la totalité des utilités de son bien, cette préoccupation s’efface lorsque le démembrement grève les parties communes d’un immeuble en copropriété.
Ces parties communes sont, en effet, placées sous un régime d’indivision forcée et perpétuelle (L. 10 juill. 1965, art. 6) qui gomme très largement le souci de sauvegarder la reconstitution plénière de la propriété.
Sans compter que, dans bien des cas, l’aménagement des lieux sera tel qu’il interdit déjà, de facto, l’accès du bien commun (une terrasse par exemple) aux autres copropriétaires.
C’est dire, en pareil cas, que la clause reconnaissant un usage exclusif au profit d’un copropriétaire se borne à décrire l’impossibilité matérielle d’utilisation de la chose par ses voisins : « les qualifications juridiques s’alignent simplement sur les qualifications matérielles ».
C’est d’ailleurs ce que soulignait, dans cette affaire, l’avocat général près la Cour de cassation qui, prenant justement l’exemple du droit de jouissance exclusif sur une partie commune, a fait observer que « l’utilité de ménager le retour à la souveraineté du propriétaire sur son bien » est parfois « assez théorique« .
C’est là un premier motif qui, en soi, suffirait déjà à justifier le traitement spécifique du droit de jouissance privatif des parties communes.
Mais l’on pourrait faire valoir un argument supplémentaire que l’on trouvait déjà dans une décision de la Cour de cassation en 1992 et qui est régulièrement repris en doctrine au
soutien du caractère perpétuel de la jouissance exclusive accordée à un copropriétaire. Il tient au caractère accessoire d’une telle prérogative. En effet, l’usage privatif de parties communes vient, en principe, compléter le lot d’un copropriétaire.
Or, la propriété du lot étant perpétuelle, il est difficilement concevable que le droit réel qui l’accompagne ne profite pas d’un tel caractère : « Attachée à une propriété, [la jouissance exclusive] est perpétuelle comme elle. L’analogie s’impose alors avec la mitoyenneté ou avec les servitudes. Le caractère accessoire élimine les craintes que suscitent habituellement les démembrements de la propriété« .
Sans doute l’argument perd-il de son autorité lorsque le lot de copropriété est uniquement composé d’un droit de jouissance exclusif (sur un emplacement de stationnement par exemple) car la Cour de cassation décide alors qu’un tel droit ne peut, à lui seul, conférer à son titulaire la qualité de copropriétaire.
Les juges annulent donc le lot tout en maintenant le droit de jouissance exclusif qui perd alors son caractère accessoire puisqu’il se trouve directement établi sur la tête d’un étranger à la copropriété sans lot auquel le « rattacher« .
Est-ce une raison suffisante pour lui dénier tout caractère perpétuel ?
La Cour de cassation ne l’a pas jugé utile puisqu’elle décide, même dans ce cas, que le droit de jouissance exclusif conserve son caractère réel et perpétuel.
Admettons que la solution contraire eût été particulièrement choquante, du moins pour les droits d’ores et déjà constitués, qui ont été monnayés par les parties en considération de ce caractère perpétuel. Contraire à la sécurité juridique la plus élémentaire, la négation rétroactive du caractère perpétuel de ces droits violerait certainement le droit au respect des biens garanti par l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme.
La solution n’a donc pas lieu d’être modifiée pour le passé. Tout au plus incitera-t-on les parties à une certaine prudence à l’avenir : en effet, il serait sans doute bienvenu de prévoir désormais un délai pour les droits de jouissance exclusifs qui seront consentis au profit de tiers à la copropriété.
Reste que la question se posera rarement dans les faits car, ne pouvant plus ériger ce droit seul en un lot de copropriété, la pratique s’est aujourd’hui détournée du droit de jouissance exclusif dans ce type de situations.
En définitive, il apparaît que l’arrêt du 28 janvier 2015 n’a pas vocation à bouleverser les solutions classiquement reçues au sujet du droit de jouissance privatif dont le caractère perpétuel est intimement lié à la configuration originale de l’immeuble en copropriété et au statut original des parties communes qui en sont grevées.