La pratique notariale a jusqu’ici vécu sur l’idée que le prix de vente d’un immeuble hypothéqué était affecté par priorité au paiement des créanciers inscrits sur l’immeuble.
Or cet état de choses s’est modifié avec l’arrêt rendu par la troisième Chambre civile de la Cour de Cassation le 27 janvier 1999.
A – ANALYSE DE L’ARRET
1) Les faits :
Suivant acte du 3 décembre 1990, une SCI vend un immeuble en état futur d’achèvement à la SCPI CREDIT MUTUEL HABITAT II pour un prix de 26.200.000 Francs payable par fractions suivant l’état d’avancement des travaux. 10 % du prix, soit 2.620.000 Francs, sont versés à la signature de l’acte, qui stipule que la venderesse « s’oblige à rapporter la mainlevée de l’inscription des sûretés affectant l’immeuble [privilège du prêteur de deniers et hypothèque] dans un délai de six mois ».
Par ordonnance du 11 mai 1992, la Banque RIVAUD, créancière chirographaire de la SCI venderesse, se fait autoriser à pratiquer une saisie-arrêt entre les mains de la SCPI acquéreur.
La Banque LA HENIN, créancière inscrite sur l’immeuble, intervient alors à la procédure de validation de cette saisie-arrêt pour soutenir que la saisie ne peut produire effet car le prix est affecté par préférence au paiement des créanciers hypothécaires inscrits sur l’immeuble.
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2) Décisions des juridictions du fond :
Le Tribunal de grande instance de PARIS, par jugement du 12 mars 1993, estime qu’il y a eu « défaut de diligence de la part de la Banque LA HENIN », à qui il est reproché de ne pas avoir notifié à l’acquéreur une sommation de payer la dette hypothécaire ou de délaisser l’immeuble, pour avoir paiement du solde de sa créance.
Le tribunal en déduit :
– que la banque (créancière inscrite) est privée d’exercer son droit de préférence sur la part du prix de cession déjà versée ou sur la somme saisie arrêtée ;
– qu’elle n’est plus autorisée qu’à poursuivre l’exercice de son droit de suite à l’encontre du tiers acquéreur (la SCPI) ;
– que ce droit de suite conditionne donc le droit de préférence, qui ne peut plus s’exercer en l’espèce qu’après saisie et vente de l’immeuble.
Tirant les conséquences de ce premier jugement, une seconde décision du Tribunal de Grande Instance de PARIS du 25 mars 1994 valide la saisie-arrêt pratiquée par la Banque RIVAUD entre les mains de la SCPI acquéreur (cette saisie avait entre-temps fait l’objet d’un cantonnement).
Ces deux décisions sont confirmées par la Cour de PARIS le 22 mars 1996.
3) Saisie et décision de la Cour de Cassation :
L’arrêt rendu fait l’objet d’un pourvoi de la Banque LA HENIN, qui fait valoir les moyens suivants :
« Le droit de préférence dont est titulaire le créancier hypothécaire dans l’hypothèse où l’immeuble se trouve entre les mains d’un tiers détenteur, ne résulte pas nécessairement de l’exercice par ce créancier hypothécaire de son droit de suite ou d’une procédure de purge par ce tiers acquéreur, mais peut fort bien provenir du report de ce droit de préférence sur le prix de vente amiable de l’immeuble hypothéqué, abstraction faite de tout droit de suite et de toute purge ; en cas de vente amiable du bien hypothéqué, le droit de préférence du créancier hypothécaire se repose immédiatement sur le prix et en conséquence, le prix de vente amiable de l’immeuble hypothéqué doit être employé en priorité au règlement des créanciers inscrits, même en cas de saisie-arrêt ou d’opposition pratiquée par un créancier chirographaire. »
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Mais la Cour de Cassation confirme dans les termes suivants :
« Ayant constaté, par motifs propres et adoptés, que la vente amiable de l’immeuble par la SCI avait eu lieu le 3 décembre 1990, la cour d’appel a exactement retenu que le droit de suite sur le bien venant conditionner l’exercice du droit de préférence, la Banque LA HENIN ne pouvait plus exercer son droit de préférence qu’après avoir fait saisir et vendre l’immeuble. »
B – PORTEE DE L’ARRET
Si l’on reprend les termes du débat, on se trouvait, apparemment du moins, dans un cas où le problème de l’affectation prioritaire du prix au paiement des créanciers hypothécaires se posait à l’état brut :
– il n’y avait pas eu de clause de séquestre avec nantissement du prix,
– le créancier hypothécaire qui avait été en partie réglé, entendait appréhender le solde du prix,
– pour justifier sa demande, il invoquait la jurisprudence traditionnelle selon laquelle le prix de vente était, même en l’absence de clause particulière le prévoyant, affecté par priorité au paiement des créanciers hypothécaires. Il y avait tout lieu de penser qu’il obtiendrait raison.
Or, c’est le contraire qui s’est produit.
La solution adoptée rompt avec la jurisprudence antérieure.
Elle est, à notre avis, non seulement infondée mais, au surplus totalement inopportune.
La solution adoptée par les juges du fond apparaît, au regard de la nature particulière de la vente intervenue, totalement infondée :
– on était en effet en l’espèce en présence d’une vente en état futur d’achèvement. Et le prix devait donc être acquitté par fractions, au fur et à mesure de l’avancement des travaux, selon les règles impératives posées par les articles 1601-3 du Code Civil, L.261-3 et R.261-14 du Code de la Construction et de l’Habitation.
Dès lors, l’acquéreur n’était pas en mesure de procéder à la purge. Offrir au créancier (la Banque LA HENIN) de payer immédiatement le prix, c’était se mettre en contradiction avec l’économie même du contrat. Et les textes précités qui imposent un paiement échelonné, sont d’ordre public. On se trouvait dans l’un des cas où la purge est incompatible avec les modalités de paiement du prix car l’acquéreur doit offrir aux créanciers de payer sur le champ la totalité du prix.
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Impossible en raison de la nature particulière du contrat de vente, la purge était également inutile. En effet, on apprend à la lecture des décisions intervenues que le prêteur (la Banque LA HENIN) avait déjà reçu des mains de l’acquéreur la majeure partie du prix de l’immeuble en représentation de sa créance : sans doute par versement à un compte centralisateur, selon la technique utilisée en pareil cas.
A ce stade, les choses étaient claires : le prix était fixé puisque accepté par la Banque LA HENIN, qui recevait directement des paiements de l’acquéreur. Il était donc totalement inutile de procéder à la purge.
On voit quelles conséquences va engendrer cette nouvelle jurisprudence :
– le vendeur comptait affecter le prix au paiement de ses créanciers hypothécaires (dont les créances sont généralement assorties d’intérêts élevés). Il se le voit subtiliser par les créanciers chirographaires. Au pire, ces derniers feront finalement échouer la vente si l’acquéreur en demande la résolution ;
– quant à l’acquéreur, il sera, selon le cas, placé devant les alternatives suivantes, dont aucune n’est de nature à le satisfaire : faire résoudre la vente ou, s’il veut à tout prix conserver l’immeuble, payer ce prix deux fois, à due concurrence du solde dû aux créanciers hypothécaires.
Tout cela était évité par la solution jusqu’ici adoptée par la Cour de Cassation, selon laquelle le prix était affecté par priorité au paiement des créanciers inscrits. Et la simple évocation des conséquences possibles de la nouvelle jurisprudence de la Cour de Cassation atteste de son inopportunité.